Jozef Mehoffer, La Jeunesse de l'art

Qu'est-ce que la Jeunesse de l'art?

Qu'est-ce que la Jeunesse de l'art?

GÉRARD BOURGAREL, GRZEGORZ TOMCZAK, AUGUSTIN PASQUIER, avec un texte de ALEXANDRE CINGRIA,
JOZEF MEHOFFER, DE CRACOVIE À FRIBOURG,CE FLAMBOYANT ART NOUVEAU POLONAIS

Texte intégral en ligne: https://doc.rero.ch/record/232518/files/Pro_Fribourg_106-107_1995-r.pdf

Jozef Mehoffer invente le concept de la «Jeunesse de l'art» en 1900
A côté de l'ensemble unique de Jozef Mehoffer à la cathédrale St-Nicolas de Fribourg, l'atelier de maître-verriers Kirsch&Fleckner réalise d'autres projets de Mehoffer. C'est le cas d'une œuvre majeure pour la compréhension de l'Art
Nouveau, la «Jeunesse de l'art» datée de 1900. Mehoffer dessina ce projet pour Vincent Kirsch, en guise d'enseigne de son atelier. Le fonds d'atelier Kirsch&Fleckner contient le carton de ce vitrail. Il existe aussi en Pologne des dessins préparatoires de 1896 et 1897 qui montrent par ailleurs que la commande de Kirsch date probablement déjà de cette époque, soit deux ans après les débuts de l'atelier Kirsch&Fleckner. Cette commande répondait probablement au désir de Kirsch de faire de Mehoffer son «enseigne» au sens propre bien sûr, mais aussi figuré. Dans la «Jeunesse de l'art», Mehoffer accepte de se prêter à l'exercice, mais au-delà de la plage publicitaire mise à sa disposition, il transcende la simple enseigne d'une firme pour créer l'enseigne même de l'Art Nouveau, ou plus exactement de cet art qui s'intitulera «Jeunesse de l'art». En effet, c'est précisément ce vitrail qui permettra à Mehoffer d'exprimer ses idées sur l'art moderne. Au début, Mehoffer avait même intitulé son œuvre «L'Art moderne», mais cette appellation ne lui plaisait guerre et il demanda à son ami le Père Berthier de trouver un terme plus précis: «L'art moderne vous a-t-il plu? Je vous serais reconnaissant de trouver un terme plus précis pour traduire ma pensée. Ce n'est pas de l'Art moderne qu'il s'agit: c'est de la Jeunesse de l'art plutôt comme antithèse de tout ce qui est vieilli, débile, impuissant.» Le Père Berthier choisit dans les paroles même de Mehoffer le titre qu'il fallait au vitrail, celui de «Jeunesse de l'Art»: «C'est bien du rajeunissement incessant, ou mieux de la jeunesse éternelle de l'art qu'il s'agit. Les formes peuvent vieillir, l'art vrai ne vieillit pas.» Berthier perçoit immédiatement dans ce vitrail une œuvre clé pour la compréhension de l'œuvre de Mehoffer: «C'est ce qu'avait symbolisé Mehoffer (...) dans son petit vitrail, qui nous montre un Phénix, l'oiseau divin, au somptueux et ardent plumage, brillant d'une jeunesse renouvelée sans fin, se délectant au parfum de l'encens que de jeunes princesses brûlent sur un autel en son honneur. Dans le fond, un temple corinthien, souvenir de l'art antique, à droite et à gauche de puissants tournesols aspirant les rayons de l'astre du jour; dans le bas, une salamandre vivante dans les flammes qui ne l'offusquent point. Si nous faisons erreur, l'art de Mehoffer est bien cela: au fond, l'immuable beauté qui s'exprime sous des formes toujours nouvelles. »

D'où procèdent de telles idées, notamment
le leitmotiv de l'«immuable beauté» que reprend Berthier? On pourrait penser que le concept de Jeunesse de l'art participe d'un certain courant platonicien de l'époque, que l'on retrouve par exemple chez Hodler, qui donne à Fribourg une conférence devant la Société des Amis des Beaux-Arts le 12 mars 1897, où il exprime des idées semblables: «...la mission de l'artiste est d'exprimer l'élément éternel de la nature, la beauté...» Hodler se réfère explicitement à la définition de Platon qu'il cite: «Le beau est la splendeur du vrai.» Toutefois, il faut relever que la pensée de Mehoffer diffère légèrement du platonisme hodlérien. Si Hodler cherche à «montrer une nature agrandie, simplifiée, dégagée de tous les détails insignifiants», Mehoffer reste toujours friand du détail réaliste. Ailleurs Berthier explicite encore son
concept de «l'immuable beauté»: «M. Mehoffer, comme tous les maîtres, participe à l'immutabilité de la nature. Il peut se présenter des engouements, mais on revient toujours à cet art-là, qui est, disait Dante, fils de la nature et petit-fils de Dieu.» En tant que thomiste, Berthier fait appel à la philosophie d'Aristote. De plus, il connaissait bien Dante, dont il a traduit et commenté la Divine Comédie en 1890. Sa citation est tirée du chant XI de l'Enfer, à l'endroit précis où apparaissent chez Dante des considérations aristotéliciennes sur la nature: «Que votre art autant qu'il le peut, / suit la nature, comme le disciple son maître: / de sorte que votre art est à Dieu comme un petit-fils.» Et Berthier ajoute dans ses commentaires: «L'art procède de la nature qui procède de Dieu. En italien le mot «arte» est féminin, de sorte que le poète nous dit à proprement parler que l'art est la petite-fille de Dieu.» Ici, le concept de Jeunesse de l'art, représenté en tant que jeune fille, se trouve déjà esquissé. Si le thème de la Jeunesse de l'art peut paraître profane au premier abord, Berthier, tout frère prêcheur qu'il est, fait de ce vitrail un enseignement métaphysique sur l'art et son origine divine. D'enseigne, la jeunesse de l'art devient enseignement!